Réalisé par Jennifer McChriston & Young Jean-Pierre est Superviser par: Ali Dan Ismael (rédacteur en chef, Londres)
POURQUOI CET ENTRETIEN, ET POURQUOI MAINTENANT ?
En juin 2025, The Independentist a publié une enquête majeure révélant que le Libéralisme Communautaire et le Glossaire sur la Décentralisation au Cameroun constituent « le Mein Kampf de Biya en deux volumes ». Ensemble, ces textes forment le plan idéologique et opérationnel de l’effacement systématique de l’Ambazonie sous couvert de réforme administrative.
Ces deux documents représentent aussi l’attaque la plus soutenue contre le système de Common Law depuis que l’anglais est devenu langue administrative dans les Southern Cameroons britanniques selon la Constitution Macpherson de 1951. En redéfinissant les principes juridiques, en marginalisant la jurisprudence anglaise et en diluant la spécificité culturelle des régions anglophones, ils mènent une guerre silencieuse mais calculée contre l’identité ambazonienne.
Pour distinguer la rhétorique politique de la réalité juridique, The Independentist a réalisé cet entretien approfondi avec le Dr Martin Mungwa, qui décrypte depuis des années la mécanique philosophique et bureaucratique des politiques camerounaises. Il explique ici comment ces textes légalisent l’occupation, détruisent la souveraineté culturelle et présentent le centralisme colonial comme une modernité constitutionnelle.
La conversation s’est déroulée en deux séances enregistrées, modérées par Jennifer McChriston et Young Jean-Pierre, avec l’appui documentaire de Joseph FritzMcBobe à Bokwango. Les réponses ont été condensées, tout en conservant la voix, le ton et la précision factuelle du Dr Mungwa.
L’HOMME AU MICRO
1. Qui est le Dr Martin Mungwa et comment a-t-il rejoint le mouvement de libération ambazonien ?
Permettez-moi d’abord de remercier The Independentist pour le travail remarquable que vous accomplissez afin d’éclairer les Ambazoniens sur les réalités et les défis qui nous attendent. Vos rapports sont opportuns, rigoureux et fondés sur les faits : c’est le journalisme – et l’avenir – que nous souhaitons pour l’Ambazonie.
Pour ce qui est de mon engagement : on m’a recruté dans l’équipe d’audit après la crise financière liée à mon déplacement à Buea, où j’ai rencontré feu Francis Shey, homme de charme et d’intelligence. Il a repéré mes aptitudes en communication et a insisté pour que je présente le rapport d’audit. Le cabinet ministériel m’a alors remarqué ; quand Chris Anu a quitté le poste, on m’a proposé le portefeuille de Secrétaire d’État à la Communication.
Pour être efficace, j’ai démissionné de mon poste de directeur ingénierie dans une entreprise du Fortune 500, conscient du conflit d’intérêts. Ce fut très dur : ma famille a perdu près de 50 % de nos revenus. Mais je ne pouvais jouir d’un confort tandis que mes compatriotes étaient massacrés en toute impunité.
2. Qu’est-ce qui vous a poussé à explorer les racines idéologiques du conflit ?
J’ai toujours su que l’oppression n’est jamais aléatoire : elle est structurée. Les armes de la domination ne sont pas que des fusils ; ce sont aussi des livres, des lois, des décrets. En relisant le Libéralisme Communautaire et le Glossaire, j’ai compris qu’ils constituaient la feuille de route du RDPC pour effacer l’Ambazonie. Il fallait les décoder.
DÉCONSTRUIRE LE LIBÉRALISME COMMUNAUTAIRE
3. Quelle est la thèse centrale du Libéralisme Communautaire ?
Le livre soutient qu’un progrès authentique exige un unique centre de gravité : la présidence, et que la diversité doit se fondre dans l’uniformité. Concrètement : ordonnances permettant au Président d’outrepasser le Parlement, réforme de 1983 faisant des gouverneurs des pro-consuls, programmes scolaires où chaque « héros national » est francophone. Plus le pouvoir s’éloigne de Yaoundé, plus la nation serait, selon Biya, menacée.
4. Que signifie pour Biya la création d’un « nouveau groupe ethnique » ?
Imaginez 250 ethnies, deux systèmes juridiques et deux langues officielles passés au mixeur. Les noms de villages sont francisés, les fêtes traditionnelles disparaissent du calendrier, et les étudiants de Bamenda doivent réussir des concours en français pour obtenir des bourses. Ce discours sur le « nouveau groupe » est un gant de velours dissimulant un poing de fer : abolir les frontières qui protégeaient les minorités.
Par exemple, toutes les femmes mariées se voient désormais ajouter le qualificatif français « épouse » (abrégé « epse ») sur les documents officiels – qu’elles soient ambazoniennes ou non. C’est imposé administrativement. Même les actes délivrés en zone anglophone portent ces désignations francophones, illustrant l’effacement progressif de l’anglais dans l’identité civile.
5. Que recouvre l’expression « liberté dans la responsabilité » ?
Vous êtes « libre » de créer un journal – tant qu’il ne remet pas l’unité en cause ; « libre » de manifester – après un permis systématiquement refusé. En 2017, des avocats anglophones en toge ont été battus ; on a invoqué des « manifestations irresponsables ». La responsabilité devient ainsi un test de loyauté.
6. Comment le livre présente-t-il la contestation ?
Comme une menace à l’unité. La loi antiterroriste de 2014, votée en 48 h, range toute critique publique dans la catégorie « trouble à l’ordre public ». Des professeurs réclamant des manuels en anglais se retrouvent assimilés à des poseurs de bombes.
7. Pourquoi l’ouvrage est-il presque entièrement en français ?
Choisir la langue, c’est choisir son public ; publier en français signale que la véritable citoyenneté se vit côté francophone. Rendre la ligne directrice du pays illisible à la moitié de la population n’est pas un accident, c’est une méthode.
8. Quel rôle le Président occupe-t-il dans cette idéologie ?
Architecte, arbitre et exécuteur : tous les gouverneurs, préfets et même trésoriers municipaux lui prêtent serment. Un règlement communal n’entre en vigueur qu’après le cachet d’un préfet nommé. Les maires élus gouvernent par tolérance ; les nommés, eux, détiennent le droit de veto.
LE GLOSSAIRE : DÉCENTRALISATION OU DUPERIE?
9. Quel est l’objectif réel du Glossaire sur la Décentralisation ?
Créer un vocabulaire officiel attrayant pour les bailleurs, tout en traduisant l’idéologie centraliste de Biya en langage technique. Chaque terme semble progressiste, mais conserve le pouvoir à Yaoundé : un déguisement sémantique, pas un manuel d’émancipation.
10. Quelle définition donne-t-il de la « décentralisation » ?
Non pas un transfert de souveraineté, mais une délégation révocable. À tout moment, un décret peut retirer compétences, écoles, routes ou taxes à une région. Rien n’est définitif hors de Yaoundé.
11. Que cache l’expression « autonomie financière » ?
Elle se limite à gérer les fonds que le centre veut bien libérer. Les communes élaborent des plans, mais l’argent n’arrive que si – et quand – FEICOM l’ordonne. L’autonomie véritable supposerait de lever et d’allouer ses propres recettes.
12. Comment est mise en scène la « budgétisation participative » ?
On invite les citoyens à proposer, puis on filtre leurs idées pour qu’elles coïncident avec le Plan triennal national. Un groupement agricole peut demander un forage ; refusé si cela n’entre pas dans les « priorités ». La démocratie est proclamée, mais bridée par la bureaucratie.
13. Qu’en est-il de la « coopération intercommunale » ?
En théorie, deux communes peuvent s’allier ; en pratique, elles doivent obtenir l’aval d’un ministère. Kumbo et Jakiri ont voulu mutualiser une décharge : projet gelé, « secteur stratégique ». L’innovation locale devient un système d’autorisations.
14. Pourquoi la clause sur la « chefferie » est-elle si dangereuse ?
Les chefs traditionnels, piliers culturels, peuvent désormais être nommés ou révoqués « pour l’harmonie ». À Ndop, un fon critique a été remplacé par un parent proche du parti. La chefferie devient prolongement politique du régime.
15. Que vaut réellement le « statut spécial » ?
Purement symbolique : toute compétence prétendument spéciale est assortie d’un droit de regard présidentiel. Le titre est « spécial » seulement par sa fragilité.
CONFRONTER LE TEXTE À LA RÉALITÉ
16. Ce cadre reflète-t-il le fédéralisme ?
Non. Dans un vrai fédéralisme, le pouvoir part du peuple. Ici, un gouverneur nommé peut dissoudre un conseil régional élu « pour rétablir l’ordre ». C’est la centralisation grimée en réforme.
17. Que devient la Common Law anglophone ?
Elle est « harmonisée » à la Civil Law francophone : procédures unifiées, nominations biaisées, formation juridique francisée. Les avocats anglophones reculent dans la hiérarchie.
18. Pourquoi les conseils locaux sont-ils impuissants ?
Chaque décision majeure exige la signature d’un fonctionnaire nommé. Un maire ne peut ni vendre une parcelle ni ouvrir un compte sans aval. Les élus font de la figuration ; les administrateurs non élus décident.
19. Le Glossaire évoque-t-il la crise anglophone ?
Pas une ligne. Effacer la mention, c’est nier l’existence même de la revendication ambazonienne.
20. Quel est le danger d’un tel glossaire ?
* Il offre au despotisme le langage de la réforme : un emballage moderne pour un contenu autoritaire, difficile à déceler de l’extérieur.
TACTIQUES DE DUPERIE
21. Pourquoi le RDPC promeut-il ce cadre à l’international ?
Pour capter légitimité et subventions. À Bruxelles ou New York, il brandit le Glossaire comme preuve de progrès, sans rien changer sur le terrain.
22. Comment le langage masque-t-il l’autoritarisme ?
Par un blanchiment sémantique : des mots flatteurs couvrent des clauses de contrôle. Un volant sans moteur.
23. Utilité politique d’une décentralisation sans pouvoir ?
Créer des boucs émissaires. Les échecs locaux sont imputés aux maires élus, pas aux préfets nommés. La responsabilité est diluée, le pouvoir conservé.
24. Pourquoi publier le Glossaire maintenant ?
Pour désamorcer la pression internationale : un document de 400 pages donne l’illusion d’une réponse politique.
25. Les élites camerounaises sont-elles conscientes de la supercherie ?
Oui, mais le système récompense la loyauté : voitures, indemnités, impunité. Peu renonceront à ces privilèges.
L’ALTERNATIVE AMBAZONIENNE
26. À quoi devrait ressembler une vraie décentralisation ?
À une autonomie effective : budgets gérés localement, lois contraignantes, police sous contrôle régional élu. Les gouverneurs devraient être élus, non nommés.
27. Quelle est la vision ambazonienne de la gouvernance ?
Un système à paliers fondé sur la souveraineté communautaire : les citoyens choisissent leurs dirigeants locaux. Les chefs traditionnels sont désignés par leurs communautés et confirmés par des conseils culturels. Les tribunaux restent ancrés dans la Common Law. L’éducation reflète langue, valeurs et histoire locales. Le pouvoir doit remonter du peuple, non descendre de la présidence.
28. Pourquoi rejeter totalement ce Glossaire ?
Parce qu’il n’est pas un pas vers la paix, mais une feuille de route vers la subjugation permanente. Il enferme chaque institution dans un rapport de permissions vis-à-vis d’un centre hostile. L’accepter, c’est signer notre effacement ; en grosso modo, il ignore la cause première : le refus du droit à l’autodétermination et à l’autonomie culturelle.
29. Quel message adresser à la communauté internationale ?
Regardez au-delà des papiers. Si tout pouvoir requiert l’aval présidentiel, le pays reste autoritaire. Jugez le Cameroun sur sa structure, non ses brochures.
30. Et aux Ambazoniens ?
Ne vous laissez pas berner par la rhétorique. Refusez les systèmes où titres remplacent autorité et cérémonies remplacent souveraineté. Le pouvoir réel doit appartenir aux élus responsables devant le peuple ; sinon, c’est la tyrannie sous un autre nom.
LE VERDICT FINAL
31. Pourquoi parler de Manifeste du RDPC et de « Mein Kampf de Biya » ?
Parce que le Libéralisme Communautaire donne la doctrine, et le Glossaire le mode d’emploi : un programme pour dominer la vie politique, culturelle, juridique et psychologique d’un peuple.
Comme Mein Kampf, ces ouvrages partent d’une unité nationale forcée, éliminent le pluralisme, criminalisent la dissidence et sacralisent le chef. Ils prônent :
Un pouvoir concentré à Yaoundé ;
Une culture uniformisée sous norme francophone ;
Des élections vidées de leur substance par la prééminence des nommés ;
L’initiative locale admise seulement lorsqu’elle sert les intérêts centraux.
Tout régime autoritaire s’appuie non seulement sur la force, mais sur une idéologie soigneusement construite. Longtemps pris à la légère, ces textes deviennent, alliés à l’appareil d’État, une légalité répressive, une occupation administrative et, in fine, la négation d’un peuple.
Voilà pourquoi les Ambazoniens doivent considérer ce duo comme un manifeste d’assujettissement éternel – et le rejeter sans détour